Le ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme


Salut les jeunes !
Aujourd'hui je vous partage une fiche de lecture que j'ai dû écrire pour mes études sur un livre très intéressant de Françoise Vergès. On pourrait croire que c'est de la récupération facile (bon... un peu !), mais le livre est réellement intéressant et ouvre des perspectives sur le féminisme, le racisme ordinaire, le post-colonialisme... J'aimerais observer avec autant de justesse que l'auteure les petites traces des grandes injustices (même si, bien sûr, je ne suis pas tout à fait d'accord avec tout ce qui est dit dans le livre). Bref, pour ceux qui ne connaissaient pas, voici une jolie découverte :) 
Bonne lecture !



Auteure : F. Vergès
Edition : Albin Michel, collection : Bibliothèques Idées, Paris
Date de parution : 2017.

Le ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme est un essai théorique politique écrit par Françoise Vergès qui est une politologue française et féministe. Dans son ouvrage, elle revient sur le cas du contrôle du corps des femmes réunionnaises par l’Etat français et elle explique le processus historique et politique de l’institutionnalisation d’un patriarcat racial étatique et de l’ignorance de ces questions au sein des mouvements féministes de la même époque.

A partir du cas des avortements et stérilisations forcés à la Réunion lors des années 1970 et en gardant en ligne directrice cet exemple éloquent, Françoise Vergès se pose la question suivante : « Pourquoi le scandale des avortements forcés en outre-mer n’a pas été au centre des luttes du MLF autour de la contraception et de l’avortement ? » (p.22). Le scandale des avortements forcés à la Réunion sont-ils le résultat d’un patriarcat racial étatique institutionnalisé à travers la postcolonialité ? François Vergès explique dans son ouvrage que l’Etat français, suite à la décolonisation, a institutionnalisé une idéologie raciale et sexiste et s’est approprié le ventre des femmes issues de l’empire colonial à travers une politique de biopouvoir et de différenciation avec les femmes issues de l’Hexagone français. Si le féminisme français de l’époque reste aveugle à ces inégalités et ces injustices, Françoise Vergès explique que c’est à cause du phénomène d’oubli général de l’histoire coloniale de la France suite à la « illusion de la décolonisation », notion qu’elle emprunte à Todd Schepard. Pour elle, cela a engendré une histoire et une cartographie mutilées des inégalités hommes/femmes, auxquelles les féministes françaises se sont alors tenues dans les années 1970.

Le texte de l’auteure tourne autour de plusieurs termes importants qu’elle définit rapidement pour que nous ayons tous les éléments à la compréhension de ses arguments. La racisation serait donc alors les différents dispositifs par lesquels un groupe de personnes est étiqueté et stigmatisé. Elle nous explique que c’est le cas des femmes vivant dans les territoires ayant subi l’empire colonial français. Le capitalisme racial est une notion qui rappelle qu’au sein de la DDHU, les Blancs pouvaient être des propriétaires d’esclaves, ce qui n’était pas le cas des non-blancs. Les Zoreys désignent les personnes (souvent les fonctionnaires venus de France) tenant d’un statut social et culturel qui bénéficient de privilèges associés au régime colonial et postcolonial. C’est un terme réunionnais. Enfin elle se muni de la notion de colonialité du pouvoir qu’elle emprunte à Anibal Quijano : « Elle inclut, normalement, les rapports seigneurieux entre dominants et dominés ; le sexisme et le patriarcat ; le familisme (jeux d’influence fondés sur les réseaux familiaux), le clientélisme, le compadrazgo (copinage) et le patrimonialisme dans les relations entre le public et le privé et surtout entre la société civile et les institutions politiques. C’est l’autoritarisme dans la société et dans l’Etat qui articule et régit tout cela. Le complexe raciste/ethniciste fait partie du fondement même de ce pouvoir. » (p.21). A travers ces notions, Françoise Vergès tente donc d’expliquer les phénomènes qui ont amené à ce patriarcat racial étatique.

Tout d’abord elle nous décrit le cas éloquent des avortements et stérilisations forcés de la Réunion dans les années 1970, qui rappelle inévitablement la situation postcoloniale de ce moment : la Réunion est sous la direction d’une caste masculine blanche dominante. Le scandale est fortement médiatisé à l’époque et les journalistes comparent finalement cette injustice avec la « maison de la souffrance » de L’île du docteur Moreau (puisque le médecin inculpé portait également ce nom). Les femmes réunionnaises sont traitées comme les créatures du roman qui subissent les manipulations génétiques du docteur impuni. Ainsi, ce cas permet de constater la différenciation de traitement entre les femmes anciennement colonisées et les métropolitaines, concluant un patriarcat racialisé et institutionnalisé en France. Les témoignages des femmes victimes sont éloquents : « Bien que nous ne sachions pas combien de femmes réunionnaises victimes d’avortements forcés furent rejetées par leur mari et leur famille, contraintes d’assumer une situation dont elles n’étaient pas responsables et la honte qu’elle entraînait, les mots de Mme D. sont révélateurs des conséquences intimes et psychiques de l’abus de pouvoir médical, auquel s’ajoute l’idéologie patriarcale. Toutes les femmes qui témoignent anonymement appartiennent aux classes populaires et sont en général créolophones. Elles sont toutes confrontées au mépris des médecins (tous des hommes blancs) comme à l’indifférence ou à la brutalité des infirmières ou des assistantes sociales. » (p.35/36).

Par la suite, elle revient sur la notion de l’impossible développement supposé de la Réunion. En effet, elle explique que l’Etat français a construit le lien entre la natalité et la misère de l’île, accusant particulièrement les mères de famille nombreuse et instaurant plus généralement une construction de différentes classes sociales et une stigmatisation raciale et sexiste envers les classes populaires. Des politiques d’assimilation sont alors mises en place, alors que des organisations dénoncent le fait que les politiques françaises ont bien construit le lien entre la natalité et la misère de l’île (et des anciennes colonies françaises en général), là où la misère réunionnaise peut s’expliquer par l’impérialisme français et les conséquences qu’il a eu sur l’organisation de la société réunionnaise que l’on retrouve dans les années 1950.

Françoise Vergès explique ensuite l’appropriation historique du ventre des femmes à travers la notion de biopouvoir. La division internationale du travail avec la traite des noirs a institutionnalisé l’appropriation matérielle du corps des femmes et même de leur ventre, puisque leurs enfants encore non nés étaient déjà la propriété du maître esclavagiste. L’emprise sur les populations aliénées s’est prolongée après la décolonisation, premièrement parce que le nombre de femmes sur l’île était faible au début. Lorsque la population s’est équilibrée en termes de genre, l’idéologie internationale liée la pauvreté à une démographie inquiétante est apparu. Mais là encore la notion de « justice reproductive » (p. 118) a été créée par des femmes africaines-américaines à la suite de la Conférence internationale sur la Population et le Développement de 1994 au Caire. Les oppressions s’entrecroisent et les revendications féministes de ces groupes sociaux intègrent la notion de justice sociale et la revendication de la fin des discriminations raciales, notamment dans le cas des avortements.

Par ailleurs, Françoise Vergès dénonce la politique d’immigration mise en place par l’Etat français sous le slogan : « L’avenir est ailleurs » qui relève un racisme structurel caché par des rapports et un langage « neutre » d’experts qui favorisent une émigration et justifient les politiques antinatalistes. Le transfert insulaire (Reverzy), qui constitue l’échange de population entre l’Hexagone et les anciennes colonies, apporte le racisme postcolonial avec les fonctionnaires français qui ne se mélangent pas à la population et pensent même apporter une certaine forme de civilisation (de la culture raffinée plutôt qu’un langage créole primaire). A travers les formations des nouvelles travailleuses sociales à la Réunion, l’Etat institutionnalise le racisme envers les classes populaires. Toutes ces discriminations raciales engendrent le scandale des enfants de la Creuse qui sont retirés de leurs parents pour être transférés vers l’Hexagone sous prétexte que les classes populaires ne peuvent savoir ce qui est bon pour leurs enfants. La société de consommation amenant un chômage structurel au sein de l’île et un mode de vie que les habitants souhaitent obtenir, le patriarcat racialisé étatique accuse les mauvaises mères de faire trop d’enfants et rêver d’une vie trop luxueuse pour s’en occuper correctement.

Enfin, l’auteure explique comment le féminisme français peut rester aveugle à ces scandales multiples et à cette dimension raciale au sein des inégalités sexistes. Elle fait le parallèle avec l’ordre colonial républicain mis en avant dans le cas de l’affaire Djamila Boupacha, par exemple, grâce à l’aide de Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi. L’auteure analyse l’oubli de la question raciale et la mauvaise interprétation, voire le culturalisme qui ressort de cette affaire. Elle cite la notion de Todd Schepard, l’illusion de la décolonisation qui se traduit en effet dans cette affaire : il y a un oubli et un aveuglement de la France à sa propre histoire coloniale, l’oubli du viol comme arme de guerre. L’invention du décolonialisme permet à la France de ne plus se poser de questions sur son comportement et sur le racisme possible. Pourtant l’auteure rappelle l’institutionnalisation du racisme et du sexisme à travers le viol utilisé comme arme de guerre. Elle évoque donc la culture du viol instauré par l’Etat français notamment lors de la guerre d’Algérie et la politique de dépossession que cela représente. L’universalisme abstrait du féminisme est attaqué. On voit que les féministes de l’Hexagone utilisent une cartographie hexagonale des luttes à travers une conception universaliste du droit des femmes et en oubliant les conséquences du colonialisme.
Françoise Vergès propose donc de repolitiser le féminisme afin de trouver une penser politique féministe. Il faudrait selon elle provincialiser le féminisme français et que celui-ci participe à la réécriture de l’histoire des luttes. Il est nécessaire de lire l’actualité avec de nouveaux outils.

Enfin, l’ouvrage de Françoise Vergès explicite un phénomène de mise sur agenda d’un problème public et de la politisation (ou ici l’invisibilité) d’un problème. Ici, le problème est que les féministes n’ont pas saisi les différents outils ou les différentes connaissances pourtant à leur disposition pour analyser la situation dans son ensemble. On peut y voir une actualité assez prégnante avec les propos de Trump sur l’avortement.
Toutefois, l’ouvrage était assez compliqué à comprendre et finalement ne mettait peut-être pas assez en avant la notion du capitalisme que le titre proposait. Il faut tout de même louer l’enquête profonde et précise effectuée par Françoise Vergès.
Finalement, l’ouvrage est un fort rappel de la nécessité de l’intersectionnalité et de la place du politique dans le féminisme. Il permet de revenir sur les processus historiques.

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